Les femmes, chefs d’orchestre classiques, se comptent sur les doigts de la main. Elles sont souvent d’origine américaine ou anglo-saxonne et l’on pense à la pionnière, Eve Queler, très présente dans le monde du théâtre lyrique, qui nous a gratifiés, naguère, d’un superbe enregistrement du Cid de Massenet avec Plácido Domingo. On peut citer également Simone Young, aujourd’hui en poste à l’opéra de Hambourg, qui a dirigé à Vienne une remarquable Juive de Fromental Halévy avec Neil Schicof, heureusement préservée par une gravure sur CD du label RCA. Enfin, on n’oubliera pas le cas de Marin Alsop dont la nomination comme directrice du Baltimore Symphony Orchestra, en 2007, a suscité bien des polémiques. Deux ouvrages récents nous ramènent dans l’hexagone et attirent notre attention sur la jeune Zahia Ziouani et son aînée, Claire Gibault.
ZAHIA ZIOUANI
On sera d’abord intéressé par l’histoire de cette jeune franco-algérienne qui relate sa vocation dans un récit paru récemment aux éditions Anne Carrière : Le chef d’Orchestre . Née à Paris en 1978, de parents kabyles, issus de l’émigration, scolarisée au lycée Marcellin-Berthelot de Pantin, Zahia Ziouani fréquenta le conservatoire de cette ville et apprit la guitare puis l’alto. Ce fut le début d’un brillant cursus qui amena l’intéressée à rencontrer le grand Maître Sergiu Celibidache, directeur de la Philharmonie de Munich, l’alter ego des Karajan, Solti et autres Kubelik. Ce contact au plus haut niveau fut déterminant pour fixer une vocation de chef d’orchestre déjà latente depuis l’adolescence. Ayant à peine dépassé la trentaine, notre musicienne dirige actuellement le conservatoire de Stains et anime le groupe orchestral Divertimento qui se produit en région parisienne. En 2007, elle fut invitée en Algérie pour diriger l’Orchestre symphonique national d’Algérie dont elle est « chef invité principal ».
On l’aura compris, cet ouvrage qui exprime une rare maturité artistique, retrace un destin totalement atypique. Certains paragraphes peuvent agacer, lorsque, par exemple, l’auteur, qui doit l’essentiel de sa formation à la France, rend un hommage appuyé au Président Bouteflika. Mais, en dépit des vicissitudes politiques que l’on sait, on assiste, actuellement, à une renaissance de la musique classique occidentale en Algérie, notamment, du répertoire français. Zahia Ziouani exprime au plus haut point son admiration pour Camille Saint-Saëns, ce grand ami de l’Afrique du Nord, décédé à Alger en 1921. Elle n’hésite pas à diriger, sur place, la Bacchanale de Samson et Dalila ainsi que cette superbe Suite algérienne, écartée de nos propres programmes hexagonaux car considérée comme trop marquée par l'esprit colonial.
En définitive, un ouvrage attachant autant que passionnant qui démontre que les liens culturels entre la France et l’Algérie sont plus profonds qu’on ne veut bien le dire.
CLAIRE GIBAULT
La notoriété de la française Claire Gibault, l’aînée de plus de trente ans de sa jeune consœur, est présente à l’esprit de des mélomanes informés. Nous avons encore en mémoire cette belle Traviata dirigée à l’Opéra de Nancy en octobre 1985. Les discophiles chevronnés connaissent, par ailleurs, ce CD regroupant la Cinquième de Beethoven et l’Inachevée gravées à la tête du Royal Philharmonic de Londres, dans la foulée des prestations données au festival Glyndebourne.
En décembre dernier, Claire Gibault a publié, aux éditions l’Iconoclaste, La Musique à main nue avec comme sous-titre « itinéraire passionné d’une femme chef d’orchestre ». Au fil des pages, on suit d’abord l'éveil musical de la future artiste dans son milieu familial, au Mans et ses débuts, encore adolescente, à la baguette, jusqu’au concours de Besançon où Claire se retrouve finaliste à l’âge de dix-huit ans. Les années de formation à Paris se déroulent autour de 1968. La jeune musicienne se forme d’abord auprès du vétéran Eugène Bigot, elle est admise, ensuite, dans la classe du grand Manuel Rosenthal au Conservatoire Supérieur de Musique où elle remporte un premier prix de direction d’orchestre en 1969. Des stages à Sienne auprès de Franco Ferrara complèteront cette formation.
En évoquant son parcours, Claire Gibault ne dissimule, en aucune façon, les difficultés rencontrées par une femme dans un milieu souvent « machiste », déclarant en particulier : « La musique est un monde dur et mégalo….C'est un milieu très conservateur. » Sa carrière a fixée longtemps l’artiste à l’Opéra de Lyon où elle fut, notamment, la collaboratrice de John Eliot Gardiner. Directrice de l’orchestre de Chambre de Chambéry et de Savoie de 1977 à 1984 et de Musica per Roma de 2000 à 2002, Claire Gibault a exercé comme chef invité dans des endroits aussi prestigieux que la Scala de Milan, le Covent Garden de Londres, la Philharmonie de Berlin. Elle fut l’assistante de Claudio Abbado avec lequel elle est liée par des liens d’amitié et d’admiration réciproques : son travail avec le Maestro italien l’a amenée à participer à la production de Pelléas et Mélisande à Londres et à Vienne, y compris pour le superbe enregistrement publié par Deutsche Grammophon.
Délaissant partiellement, et de façon temporaire, la musique, Claire Gibault s’est engagée en politique en étant élue au Parlement européen de 2004 à 2009, sous étiquette UDF puis centriste. Elle y travailla, notamment, à l’adoption de deux résolutions en rapport avec le monde de la musique, le statut social des artistes et l’égalité « hommes-femmes » dans le monde du spectacle. Enfin, sur le modèle de l’Orchestra Mozart créé par son ami Abbado à Bologne en 2004, Claire Gibault vient de lancer, en juillet 2010, le Paris Mozart Orchestra.
La Musique à main nue nous révèle donc une carrière particulièrement riche et souvent atypique, dans lequel l’auteur ne dissimule nullement les difficultés et les souffrances qu’elle a connues. A bordant la sphère personnelle, elle narre avec une grande sensibilité son adoption d’un jeune garçon puis d’une petite fille au Togo et évoque, avec tact et pudeur, un parcours philosophique et spirituel qui l’a amenée à se reconnaitre dans le christianisme de la mouvance orthodoxe.
Au total, un « maître-livre », l’œuvre d’une grande dame, d’une très grande artiste que l’on aimerait pouvoir applaudir plus souvent dans notre région.
Jean-Pierre Pister