Chef d’orchestre symphonique ou lyrique ?
La figure du grand chef d’orchestre, telle que nous la connaissons, s’est fixée seulement dans la seconde moitié du XIXe siècle. Peu à peu, les plus talentueux d’entre eux ne tardèrent pas à briller aussi bien dans l’opéra que dans le symphonique. Aujourd’hui, les grands orchestres des théâtres lyriques sont d’excellente qualité, à l’exemple de celui de l’Opéra de Paris ou de celui du Metropolitan Opera de New York. Cette dernière formation a fait de fulgurants progrès avec le regretté James Levine, disparu récemment, à tel point qu’on peut aujourd’hui la comparer aux fameux « Big five », l’élite des ensembles symphoniques américains. Au cours de ces dernières années, l’Orchestre du MET s’est produit en concert à Carnegie Hall, comme celui de l’Opéra de Paris au Théâtre des Champs-Élysées. La figure du chef d’orchestre spécialisé dans l’opéra a pratiquement disparu de nos jours. Dans le répertoire français, on a eu ainsi jusqu’à la fin des années 60, l’excellent Jésus Etcheverry. En Italie, dans le sillage de la Scala, on peut citer Tullio Serafin qui a contribué à lancer la carrière de Maria Callas. A contrario, l’immense Charles Munch, qui s’est couvert de gloire à la tête de l’Orchestre symphonique de Boston, était très mal à l’aise dans le répertoire lyrique. Il ne parvenait pas à dominer des musiciens installés dans une fosse à tel point qu’une représentation de Pelléas et Mélisande, à Florence, a tourné en partie, sous sa direction, à la catastrophe.
Bruno Walter, Wilhelm Furtwängler, Otto Klemperer, tous les trois nés dans le dernier quart du XIXe siècle, furent des chefs polyvalents. Mais pour les deux premiers, leur carrière de chefs lyriques concerne essentiellement le répertoire austro-allemand. Klemperer, sous la république de Weimar, a dirigé l’opéra d’avant-garde, le Kroll Oper à Berlin, largement ouvert aux œuvres les plus contemporaines.
Dès la fin du XIXe siècle et dans la première moitié du XXe, Arturo Toscanini fut le parfait modèle de chef d’orchestre universel, génial aussi bien dans le répertoire symphonique que comme chef lyrique. Fils d’un compagnon de Garibaldi, élevé dans l’idéalisation du Risorgimento et d’une hostilité farouche à la papauté et au clergé, le jeune Arturo Toscanini fit d’excellentes études au conservatoire de Parme, sa ville natale où il vit le jour en 1867. Il ne tarda pas à devenir un excellent pianiste et surtout un praticien particulièrement doué pour le violoncelle. Passionné par toutes les formes de musique, il s’imposera dans les années 1890 comme un chef d’orchestre particulièrement ouvert aux partitions les plus contemporaines de son temps, de Richard Strauss à Debussy et à Brahms qui, ne l’oublions pas, étaient ses contemporains.
L’opéra l’attira au même degré que le répertoire symphonique. Il fut mêlé de très près à l’essentiel de l’activité lyrique de l’Italie des dernières années du XIXe siècle. Excellent violoncelliste, âgé d’à peine 20 ans en 1887, il participa comme instrumentiste à la création d’Otello à la Scala de Milan, en présence de Verdi. Il devait devenir un intime du compositeur jusqu’à la disparition de ce dernier, en 1901.
L’année précédente, il s’était déjà confronté à l’œuvre du Maître. Ses talents de violoncelliste lui avaient permis d’être recruté par une troupe d’opéra itinérante qui allait parcourir le Brésil pour représenter les œuvres de Verdi. Arrivé à Sao Paolo, puis à Rio, il s’imposa pour remplacer in extremis le chef d’orchestre prévu, contesté par les musiciens. Il connaissait en fait la plupart de ces partitions par cœur et obtint un succès considérable en dirigeant Aïda. Ce fut sa première prestation comme chef d’orchestre. On ne va pas tarder à le trouver, à la fin des années 80 et dans les années 1890, à la tête des orchestres des théâtres les plus prestigieux. Il dirige bientôt à Milan, avant d’être nommé directeur musical du Teatro Regio de Turin où il participe à la création de plusieurs opéras composés par des musiciens aujourd’hui un peu oubliés comme Catalani. En 1892, à Milan, Il dirige la première représentation mondiale du fameux Paillasse de Leoncavallo. Hélas, il ne nous reste aucune trace enregistrée par le Maestro de cette œuvre emblématique du répertoire vériste. Il se lie également avec Arrigo Boito, auteur du livret d’Otello et compositeur de Mefistofele, d’après Goethe. Boito laissera inachevé un Nerone que Toscanini créera ultérieurement à la Scala.
Le jeune chef d’orchestre ne tarde pas à faire la connaissance de Puccini avec lequel il entretiendra, jusqu’à la disparition de ce dernier en 1924, des relations successivement très amicales et extrêmement tendues. Il est un des premiers à diriger en Italie Manon Lescaut. Mais surtout, en février 1896, il est chargé de la création, en première mondiale, de La Bohème au Teatro Regio de Turin.
Ses responsabilités directoriales se multiplient, du Théâtre Regio, dans les dernières années du XIXe siècle, à la Scala de Milan, au début du XXe siècle puis dans les années 1920, et au Metropolitan de New York, de 1909 à 1915.
Dans la première décennie du XXe siècle, Toscanini effectue son premier mandat à la Scala comme directeur musical. Il dirige également en Argentine. Il réforme profondément les habitudes, imposant l’obscurité totale dans la salle, la réalisation d’une véritable fosse d’orchestre et en introduisant les œuvres de Wagner et, démarche beaucoup plus audacieuse, le Pelléas et Mélisande de Debussy. De 1909 à 1915, Toscanini exercera essentiellement au Metropolitan de New York. Il crée ainsi, à New York, en 1910, La Fille du Far-West de Puccini avec une distribution de grand luxe comportant Enrico Caruso dans le rôle de Dick Johnson et Emmy Destinn dans celui de Minnie. Il cohabite alors, quelque temps, avec Mahler mais les relations entre les deux artistes restent distantes et glaciales. Toscanini est connu pour son caractère irascible, ses colères légendaires en répétitions et ses nombreuses aventures féminines avec les grandes cantatrices de l’époque dont Geraldine Farrar.
Après une brouille avec Puccini au moment de la Première Guerre mondiale, il se réconcilie avec le compositeur en acceptant de créer son Turandot. Cet événement aura lieu à Milan le 25 avril 1926 mais Toscanini refusera d’aller au-delà des dernières notes écrites par le musicien avant son décès, deux années auparavant. Il s’arrêta ainsi après la mort de Liu, se tourna vers le public en déclarant : « C’est ici que Giacomo Puccini a interrompu son travail. La mort, cette fois, fut plus forte que l'art. »
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, il était revenu à la Scala dont il assumera la direction musicale jusqu’à la fin des années 20. Mais la cohabitation avec le régime de Mussolini, installé après la marche sur Rome d’octobre 1922, devait se révéler impossible. Toscanini était le fils d’un compagnon de Garibaldi et son idéal était celui d’une Italie républicaine, laïque et démocratique, incompatible avec la monarchie de la Maison de Savoie et avec une trop forte influence de l’Église dans la société. Plusieurs incidents éclatèrent, le chef d’orchestre refusant d’exécuter, avant chacune de ses prestations, l’hymne du régime, Giovinezza. En 1931, quelques instants avant le début d’un concert à Bologne, Toscanini fut molesté par quelques « Chemises noires » et autres nervis du régime. Assisté par quelques amis, il put rejoindre son hôtel avec de légères blessures. Mais la presse internationale révéla largement l’incident assimilé à un attentat et Toscanini s’abstint de diriger en Italie jusqu’à la fin de la Seconde guerre mondiale.
Au début des années 1930, le Maestro eut l’honneur de séjourner à Bayreuth où il fut le premier étranger à diriger Wagner, dans Tannhäuser, Tristan et Parsifal. Son goût pour Wagner s’était révélé très tôt et il avait largement contribué à le faire connaitre en Italie. Démissionnant avec fracas du Festival de Bayreuth à la veille de l’arrivée des nazis au pouvoir, il ne tarda pas à devenir un des grands noms du récent Festival de Salzbourg où il se produisit dans La Flûte enchantée, Fidelio, Les Maîtres-Chanteurs de Nuremberg. Dans les mêmes années, il se couvrit de gloire comme chef symphonique à la tête de l’Orchestre Philharmonique de New York.
L’année 1937 devait marquer un tournant important dans la carrière du Maestro. Ses liens avec Salzbourg se trouvèrent largement compromis par l’imminence de l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie qui devint effective en mars 1938. Toscanini était alors âgé de 70 ans et se posa la question d’une cessation de ses activités, notamment comme chef d’opéra. L’année précédente, grand ami du peuple juif et du sionisme, il avait largement contribué à mettre en place l’Orchestre Philharmonique de Palestine, futur Philharmonique d’Israël, composé essentiellement, à l’origine, d’instrumentistes ayant fui l’Allemagne nazie. Quelques mois plus tard, il accepta de faire quelques disques 78 jours avec l’orchestre de la BBC.
En cette année 1937, alors que Toscanini refuse désormais de se produire en Italie et qu’il raréfie ses apparitions en Europe, il répond favorablement à une proposition venant des États-Unis. David Sarnoff, le directeur de la chaîne de radio new-yorkaise NBC, dont les studios se trouvent à New York sur la Cinquième Avenue, est un officier de l’armée américaine, chargé des transmissions, qui terminera comme général. Ayant parfaitement compris le capital de prestige attaché au nom de Toscanini, il propose à ce dernier de constituer, à son intention, un nouvel orchestre formé des meilleurs instrumentistes américains, en débauchant, au besoin à prix d’or, plusieurs membres des formations concurrentes. Toscanini accepte cette proposition financièrement très avantageuse et s’installe désormais dans la mégapole américaine. Il résidera jusqu’à sa mort, en janvier 1957, dans la villa Pauline qui se trouve dans un des quartiers résidentiels du Bronx, à proximité de Manhattan. Il multiplie, à la tête de « son orchestre », de nombreux concerts, le plus souvent hebdomadaires, diffusés le dimanche sur les ondes de la NBC et ce, pendant presque 17 années, jusqu’en avril 1954. Figure au programme de ces concerts, un très vaste répertoire symphonique allant de Joseph Haydn, jusqu’à Sibelius, Debussy, Ravel et même Gershwin et Bartok. Il en profite également pour diriger, en version de concert, des intégrales d’opéras qui lui tiennent à cœur : La Bohème, en février 1946, pour le cinquantième anniversaire de la création de l’œuvre, La Traviata également en 1946, Otello en 1947, Aïda en 1948, Falstaff en 1950. Il essaye également d’imposer des œuvres qui se trouvent à mi-chemin du symphonique et du lyrique dès lors qu’elles comportent des parties chantées par des solistes et un chœur. C’est le cas du Requiem de Verdi donné le 27 janvier 1951, à Carnegie Hall pour le 50e anniversaire de la mort du compositeur. Remarquons au passage qu’il sera toujours hostile à l’interprétation des œuvres de Bruckner et de Mahler, qui étaient étrangères à son univers artistique et qui étaient beaucoup moins populaires qu’elles ne le sont actuellement.
Après sa retraite, en avril 1954, Toscanini vécut essentiellement à la villa Pauline, exceptés quelques allers-retours en Italie, par la voie aérienne, voyages à l’époque particulièrement fatigants pour un homme de son âge. Retrouvant quelquefois, de façon informelle, la Scala de Milan, il aura l’occasion de faire la connaissance de la jeune Maria Callas et d’échanger quelques paroles avec Herbert von Karajan.
En octobre 1952, Toscanini dirigea à Londres, le prestigieux orchestre Philharmonia, créé spécialement pour le disque par le producteur Walter Legge, dans deux concerts de gala consacrés à Johannes Brahms.
Le Maestro voyait dans le jeune chef d’orchestre italien Guido Cantelli, un successeur idéal. Mais celui-ci disparut, en novembre 1956, dans un accident d’avion à Orly. On cacha la nouvelle au vieux Maître qui n’avait plus que quelques semaines à vivre. Il s’éteint en janvier 1957, peu de temps avant son 90e anniversaire. Il sera inhumé à Milan au terme d’un office religieux présidé par le cardinal Montini, futur pape Paul VI, ce qui ne manque pas de piquant quand on connaît l’anticléricalisme forcené du chef d’orchestre.
Son héritage musical a été largement édité par différents labels, EMI / Warner, RCA / Sony, notamment. Le son est globalement satisfaisant, nonobstant les contraintes techniques de l'époque, notamment celles du 78 tours, jusqu'à la fin des années 40. Toscanini a pu connaître le progrès que constituait le microsillon longue durée. Mais il s'est arrêté trop tôt pour bénéficier de la stéréophonie, à l'exception d'un concert Tchaïkovski, diffusé quelques jours avant sa retraite, en avril 1954. L'essentiel de ses prestations pour la NBC est disponible dans un énorme coffret d'une centaine de CD, réalisés et diffusés, ces dernières années, par Sony.
Il est de bon ton de reprocher à Toscanini un excès d’objectivité, des tempi trop rapides et une tendance à tout diriger comme si c’était du Rossini. La comparaison avec Wilhelm Furtwängler, l’hyperromantique, son grand rival bien que plus jeune d'une vingtaine d'années, est un des jeux favoris de certains critiques.
Cette confrontation reste vaine, chacun des deux grands artistes dominant leur époque avec leur propre style et leur personnalité. Toscanini reste, sans discussion possible, et malgré quelques récentes publications américaines négativesà son égard, le plus grand chef d'orchestre du premier XXe siècle.
Jean-Pierre PISTER
Agrégé d’histoire, Professeur de chaire supérieure honoraire
Associé-correspondant de l’Académie de Stanislas, Nancy
Vice-président du cercle lyrique de Metz
https://wukali.com/2021/10/23/