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Bacquier

Pourquoi l’annonce de la disparition d’une personnalité que nous n’avons jamais rencontrée à
titre personnel, peut-elle, ne fut-ce que pour un bref instant, arrêter le cours de nos pensées
pour nous faire prendre la mesure du legs qu’elle laisse dans le domaine qui a été le sien,
surtout s’il s’agit de musique et plus précisément de chant ? Cet art repose sur le souffle,
terme qui, dans les langues qui fondent notre culture, renvoie aussi bien à un élément naturel
(le vent) qu’à une fonction vitale (la respiration) et à une dimension spirituelle (la vie de
l’âme). En cela, par l'émotion qu’il fait naître, le chant reste la voie la plus sûre pour ouvrir, à
son auditeur, des horizons ignorés jusque-là. C’est à cette aune que se mesure le génie d’un
grand chanteur.

Gabriel Bacquier vient de nous quitter, quatre jours avant son quatre-vingt-seizième
anniversaire. Sa voix, sans être d’une exceptionnelle étendue - il disait à la fin de sa vie qu’il
n’avait jamais été « doué vocalement », déplorant « un grave modéré et un aigu un peu
pincé » -, était puissante et s’imposait par la qualité de son timbre que le chanteur modifiait,
avec une rare intelligence, au gré des partitions et des livrets pour exprimer la cruauté ou la
tendresse, l’ironie ou la poltronnerie d’un personnage. Car sur scène, le fin musicien prenait
chair dans le grand comédien qu’il était à égalité.

Né en 1924, à Béziers dont il gardera toujours l’accent savoureux et la truculence verbale, rien
ne le préparait à une carrière lyrique si ce n’est l’écoute émerveillée, sur le phonographe
familial, de la collection de 78 tours de son père. Attiré par le dessin et inscrit à l’école des
Beaux-arts de Montpellier, il entre à la SNCF, à l’instigation de ses parents qui y étaient
employés, dans l’espoir d’échapper au S.T.O., en 1942. C’est alors que, pour oublier un
travail particulièrement ingrat, dans ses moments de liberté, il suit des cours de chant auprès
d’un professeur, directrice d’une école de musique de sa ville natale. Celle-ci, comprenant les
capacités qu’il peut développer - il a même fait des débuts à Béziers, en chantant le rôle
d’Ourrias, dans la Mireille de Gounod - l’encourage, à la fin de la guerre, à se présenter au
Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris : il y obtiendra, cinq ans plus tard, en
1950, les trois Premiers Prix de chant, d’opéra et d’opéra-comique. La dernière année de ses
études, il avait eu l’autorisation de se produire à l’Opéra de Nice, comme il avait paru sur
quelques scènes de cabaret ou à l’entracte dans des salles de cinéma. Pour nourrir la famille
qu’il avait déjà fondée, il y interprétait des chansons comme des airs d’opérettes ou d’opéra.
On lui réclamait souvent l’air d’entrée de Figaro dans Le Barbier de Séville de Rossini, qu’il
redoutait à cause de notes aiguës périlleuses pour lui. Rude apprentissage de la scène, s’il en
est, pour un débutant. Mais, celui qui en sort vainqueur n’aura plus aucun mal à s’adapter à
toutes les surprises d’une représentation scénique et, surtout, il aura appris à capter
immédiatement l’attention du public le plus rétif, ce qui ne sera pas le moindre talent de notre
baryton. Il racontait, un jour qu’il chantait Rigoletto, que la basse, qui jouait Sparafucile,
n’était jamais entré sur scène ; alors, en tournant le dos au public, il s’était résolu à chanter les
répliques des deux personnages.

Malgré ses lauriers, le jeune artiste ne put obtenir un engagement sur une scène nationale à
Paris. De 1950 à 1953, le jeune Bacquier participe à des tournées, plus ou moins chaotiques,
notamment avec la troupe de José Beckmans. Ce célèbre baryton d’origine belge avait fondé,
en 1951, La Compagnie Lyrique Française, avec laquelle il organisait d’innombrables
représentations, en France, en Algérie et au Maroc, donnant ainsi leur chance à de jeunes
solistes de se produire sur scène et de se familiariser avec tous les genres lyriques . C’est ainsi
que Bacquier entre en contact avec Joseph Rogatchevsky, un ténor ukrainien qui fit une belle

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carrière à Paris, à Bruxelles et à Vienne, avant de devenir, en 1953, directeur de la Monnaie
de Bruxelles. Il engage le jeune baryton pour trois ans durant lesquels, il chantera beaucoup
d’opérettes et des ouvrages, aujourd’hui oubliés, d’Adolphe Adam, Audran, Louis Ganne,
mais aussi Les Pêcheurs de Perles de Bizet dont il interprète le rôle de Zurga aux côtés de la
Leila de Martha Angelici, pensionnaire de l’Opéra-Comique de Paris. À l’issue des
représentations, sa partenaire lui demande s’il lui plairait de chanter sur cette scène française ;
redoutant une proposition pour un nouveau Barbier, il se fait préciser pour quel ouvrage et
s’entend répondre : « Pour y être pensionnaire ». Bien qu’inattendue, la proposition était
sérieuse : la soprano était l’épouse de François Agostini, alors directeur de la salle Favart que
Bacquier intègre en 1956… où il refusera de chanter le rôle de Figaro quand on le lui
proposera.

Il apparaît également bientôt, et de plus en plus souvent, sur la scène de l’Opéra de Paris.
C’est là, en 1960, qu’il participe, pour la première fois, à une représentation de prestige : il
interprète, en version italienne, ce qui est encore exceptionnel à l’époque en France, le rôle de
Scarpia aux côtés de la Tosca de Renata Tebaldi, pour les débuts parisiens de cette dernière.
Quelques semaines plus tard, il est Riccardo dans les Puritains de Bellini, aux côtés de la
jeune, et déjà très recherchée, Joan Sutherland, au Covent Garden de Londres, avec laquelle et
sous la direction de Richard Bonynge, époux de la soprano, il enregistrera plusieurs opéras 1 .
Ces prestations attirent l’attention de Gabriel Dussurget, créateur, en 1948, du Festival d’Aix-
en-Provence. Il engage Bacquier pour y chanter le rôle-titre du Don Giovanni de Mozart. La
représentation du 9 juillet 1960, diffusée en Eurovision par la télévision française, va lancer
définitivement la carrière internationale du baryton français car sa prestation suscite aussitôt
des engagements pour Vienne, Londres, l’Italie, le Teatro Colón de Buenos Aires, les États-
Unis. Désormais, toutes les grandes scènes internationales le réclament. Il restera ainsi
pendant dix-huit ans l’un des artistes favoris du public du Metropolitan Opera de New-York.
Cet engouement pérenne du public s’explique par un travail constant du chanteur sur lui-
même et sur les œuvres interprétées. Avec une forme d’humilité vis-à-vis de ses collègues, il
affirme : « J’ai trouvé ma voix seulement lorsque j’ai eu à lutter avec les grands ». Ce qui
signifie que loin de s’enfermer dans la routine de quelques rôles, il n’a cessé de les multiplier,
passant parfois, dans une même œuvre, d’un personnage à un autre. Ainsi, au milieu des
années 1970, il abandonne celui de Don Giovanni, pour Leporello, avec un succès identique,
alors que les deux personnages correspondent à deux tempéraments diamétralement opposés.
Ce qui fait dire à Richard Martet, directeur de la revue Opéra Magazine, en parlant de
Bacquier, qu’« il avait tout d’un Fregoli ».

Cette plasticité interprétative découle de la conception qu’il a de son art. Non sans quelque
provocation, il affirme : « Je suis comédien-chanteur, je ne suis pas chanteur-comédien ». En
effet, son succès auprès du public tient autant à ses qualités lyriques que dramatiques, mais
jamais le musicien n’occulte l’acteur, pas plus que ce dernier ne sert à masquer les faiblesses
éventuelles du premier. Tour à tour, il a pu être un effrayant Scarpia et un désopilant Baron de
Gondremarck dans La Vie parisienne. Cela tient au fait qu’il a « toujours privilégié le texte et
la situation dramatique par rapport au son ». Pour lui, « on ne peut pas chanter Scarpia avec
une belle voix ronde, il faut qu’elle montre l’agressivité », rappelant au passage que « Verdi
demandait expressément une vilaine voix pour Lady Macbeth ». il ajoutait : « Je suis très
sévère avec ceux qui s’écoutent chanter », car la technique n’est pas une finalité ; l’essentiel
est dans l’interprétation. Qu’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit pas de faire passer la qualité du
chant au second plan mais bien de faire comprendre qu’on ne peut pas la séparer de celle de la
1 Chez Decca : 1969, Mozart, Don Giovanni ; 1971, Léo Delibes, Lakmé ; 1972, Meyerbeer, Les Huguenots ; Offenbach, Les
Contes d’Hoffmann.

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diction. Bacquier rappelait le travail accompli par les générations précédentes : « Les
chanteurs non francophones – et même les francophones – doivent apprendre à bien parler
français comme nous avons, nous, appris l’italien, l’allemand ou d’autres langues. En effet,
ajoute-il, « Ce qui se conçoit bien, s’énonce clairement  !  ». Cette attention portée à la
prosodie explique l’intérêt du baryton pour la mélodie française à laquelle il consacrera plus
particulièrement ses concerts dans la dernière partie de sa carrière. Il faut lire également la
lumineuse analyse qu’il fait du livret de Pelléas et Mélisande pour saisir la grandeur de la
partition de Debussy et comprendre l’interprétation de Bacquier dans Golaud et, en fin de
carrière, dans Arkel. 2

Sa notoriété, et la faveur du public, lui permirent d’échapper à la scandaleuse épuration
opérée par Rolf Liebermann, dès son arrivée à Paris en 1973. Avec une rare précipitation, le
nouveau directeur, encouragé par Marcel Landowski, responsable de la musique au ministère
de la Culture, ferma l’Opéra-Comique, sans état d’âme, ordonnant la dissolution de sa troupe
ainsi que celle de l’Opéra Garnier. Il obligea des artistes français prestigieux à passer de
nouvelles auditions et engagea systématiquement des artistes internationaux de passage. Cette
politique de prestige, appuyée par le pouvoir politique, fut lancée par une représentation, à
l’Opéra Royal de Versailles, des Noces de Figaro dirigées par Sir Georg Solti, dans laquelle
Gabriel Bacquier incarnait le Comte Almaviva.

Le baryton français, protégé sans doute par sa notoriété sur les deux continents, affirme qu’il
ne s’est jamais alors autant senti « chez lui » à l’Opéra de Paris que dans cette période.
Pourtant, ce grand artiste n’a pas de mots assez durs pour dénoncer la gestion de notre
patrimoine lyrique, à cette époque. Il n’hésite pas à affirmer : « Rolf Liebermann a été le
fossoyeur du chant français ». Il faut écouter les enregistrements de Bacquier (et de la plupart
de ses contemporains comme de ses prédécesseurs), pour saisir la beauté du chant français
quand musique et paroles se fondent dans une parfaite harmonie sonore. Longtemps les
grands chanteurs étrangers eurent le même respect pour la prosodie française quand ils
abordaient notre répertoire. On mesure, hélas, aujourd’hui la dégradation de l’école française
du chant depuis les années 70. Dans les années 1950-60, Michel Dens, comme Gabriel
Bacquier, sans oublier Robert Massard - toujours parmi nous à 94 ans -, ont illustré cette
qualité de chant que l’on espère voir renaître.

Les grandes qualités de notre célèbre Biterrois ont été reconnues par les plus grands chefs
d’orchestre qui ont fait appel à lui à la scène et en studio, comme Sir Georg Solti 3 et James
Levine. 4 Joan Sutherland, sa partenaire, au disque, dans Lakmé et Don Giovanni, a usé de son
influence pour l’introduire chez Decca, le label le plus prestigieux dans le domaine lyrique. 5
Certaines des opérettes qu’il joua à ses débuts, sont rééditées, comme Les Mousquetaires au
couvent (Universal). Deux disques, édités chez Accord en 2004, donnent un aperçu de
quelques-uns de ses rôles dans l’opéra, entre 1965 et 1972, et dans la mélodies et l’opérette,
entre 1957 et 1962.

Après s’être retiré de la scène en 1994, Gabriel Bacquier a continué à se produire en concerts,
tout en enseignant à partir des années quatre-vingt, au CNSM de Paris et en donnant des
master class avec une énergie inépuisable. Jusqu’à ces dernières années, il accueillait
volontiers les journalistes pour des interviews où il s’exprimait sans filtre.

2 Rôle de Golaud : 1969, Opera d’Oro, dir. Lorin Maazel ; Eurodisc, 1978, dir. Serge Baudo ; Rôle d’Arkel : 1997, Naxos, dir.
Jean-Claude Casadesus.
3 Decca, Verdi, Otello ; Falstaff ; Mozart, Cosi fan tutte ; Don Giovanni.
4 RCA, Verdi, La Forza del destino.
5 Confidence de l’artiste, lui-même, à Benoit Duteurtre sur France-Musique.

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Ce grand artiste a dévoré les plaisirs de la vie comme il a dévoré les partitions, avec la
gourmandise d’un fin gourmet. Mais avec la générosité d’un artiste qui défend une œuvre non
pour lui-même mais pour la faire aimer du public. Ce qui explique sans doute sa longévité
artistique et la pertinence toujours actuelle de ses interprétations.
Quand il jouait à ses débuts le rôle de Brissac dans Les Mousquetaires au couvent de Louis
Varney, il chantait avec panache cet acte de foi provocateur : « Pour faire un brave
mousquetaire / Il faut avoir l'esprit joyeux / Bon cœur et mauvais caractère / Se bien battre et
boire encore mieux ». Du caractère, il n’en a pas manqué, de la gaieté non plus, de
l’endurance et de la vaillance, encore moins, pour défendre l’art lyrique et le chant français en
particulier.
Quant à savoir si « Comme on change de garnison / Il sied de changer de maîtresse », cela
n’appartient pas à l’appréciation du lyricomane pour qui raisonnera encore longtemps, et pour
son plus grand bonheur, la voix de ce maître du chant.


Danielle Pister
Vice-Présidente du Cercle lyrique de Metz